(Texte en cours d’écriture)
Moaï
Aucune histoire ne commence jamais par son commencement. Après coup, on fait seulement semblant qu’il en est allé ainsi. Disant : « Il était une fois » et pointant du doigt dans le passé un moment dont tous ceux qui suivent sont censés se déduire. Sauf que les effets créent leurs causes autant que les causes créent leurs effets. C’est seulement à partir de l’instant où vous vous mettez à considérer un fait qu’il devient possible — et même nécessaire — de chercher à celui-ci une origine, remontant alors le cours du temps, parcourant inévitablement celui-ci à l’envers.
Philippe Forest
Le Chat de Schrödinger
1
Tous les ports sont des obélisques.
Des rayons de soleil.
Des portes vers le désir.
On ne sort jamais d’un port. On en est déjà parti.
Le simple fait de le mentionner, sa simple évocation, le simple mot, port, est un retournement de l’âme. Comme un gant. Une porte vers le désir qui est un gant qu’on tourne et retourne. On peut monter descendre les échelles de coupée, s’accrocher aux haubans, se mettre en équilibre sur les mats : le roulis du souvenir du lieu vous arrache des larmes ; vous n’êtes plus, vous êtes partis. Vous n’avez jamais été ici.
Et je n’étais pas ici.
À enjamber les cordages.
Éviter les flaques.
Faire rire les goélands.
Grincer des rotules dans l’effort d’un contournement, les yeux rivés aux culs des navires, des chaluts, des yachts et autres barges et gabares aux drapeaux des rêves.
Les mains dans les poches.
Ivre, un peu, d’un petit coup au blanc, d’entraînement, de mise en bouche. Le nez rouge d’autres cuites et du froid qui descendait d’Angleterre, du vent, des parfums de poissons oubliés, d’urine, d’iode sucré, et de la mer.
Je traversais le port, comme on réalise une ascension… Comme une escalade en varappe. Les doigts crochetés dans mes poches.
Les dents serrées sur une corde de chanvre gelée.
La poitrine qui tire et en a marre de toujours subir.
Je traversais le port comme on réalise une ascension. Les jambes collées sur le fût. À monter pour ne pas tomber. Forçant l’allure pour ne pas me perdre dans ces promesses d’éternité, de vie renouvelée, de désirs toujours recommencés.
Refusant, encore une fois, de croire qu’il suffit de vouloir pour pouvoir.
2
Au Bar des Solitudes, nous nous retrouvions.
Face au fanal.
Les chenaux brisés laissant une chevelure d’eau cacher sa vitrine aux tempêtes d’équinoxes.
Nous y étions.
À l’équinoxe.
Bien qu’il ne plût pas.
Pas encore.
Les détails sont importants à qui ne veut pas penser.
Le patron n’avait pas changé le nom. Il l’avait acheté sans vouloir savoir. Solitudes des îles lointaines. Solitudes des corps ivres. Solitudes des cœurs oubliés. Un peu de tout cela, sans doute. Nous l’appelions Modiano.
Au bar, nos solitudes se retrouvaient.
Les après-midis.
Tous les après-midis.
Une table ronde dans un coin. Entre la vitrine et un miroir.
Nous étions six.
Nous n’avions plus que nous-mêmes.
Il y avait Lanterne.
Il y avait La Ruche.
Il y avait L’Orfèvre.
Il y avait La Jungenfrau.
Il y avait Louisiane.
Il y avait Julien Sorel.
Nous nous retrouvions et nous nous meublions. À coups de souvenirs. À coup d’histoires inventées ou non. De types qui ceci. De nanas qui cela.
Dans des pays.
Dans des villes.
Des rencontres. Des pertes.
Des trous de mémoire.
3
Je collais mon visage sur la vitre.
Une buée poisseuse habillait l’intérieur.
Des néons virevoltaient autour de mon crâne.
Tuborg.
Jupiler.
Smithwick’s.
Ils me faisaient comme un éclairage cathodique.
En rouge, en vert, en bleu.
Une lyre joua un air ancien : ce n’était qu’un cyclo déglingué qui passait.
Modiano se grattait le ventre, expliquant un mystère à un chapeau gris. La petite serveuse, Mirette, le regardait, désapprobatrice. Le flipper alertait de tous ses feux l’au-delà. Un jeune punk attendait la fin du monde.
La bouche du patron finit par sourire.
Le chapeau gris sortir.
Et moi entrer.
— Ho ! Sorel !
— Salut tous ! Salut les poupées…
— Salut Julien… T’es shunté, déjà ?
— J’en suis aux échauffements.
— Y veut quoi ?
— Je vais rester au blanc.
— On allait continuer l’histoire de La Ruche.
— Igloulik…
— Igloulik et le chien !
— Modiano ! Un blanc pour le monsieur !
— Aboule la bouteille !
— Et tu nous remets ça !
— Alors ?… Ce jeune ?…
4
Je le tire du taxi.
Il avait passé tout le trajet, depuis les docks, à trembler. Sur mon épaule. Là. Celle-ci. Cette épaule… Il m’avait brûlé de sa fièvre.
— Tu vas dire que t’as les cicatrices !
— Tu sais pas ce que c’est, toi… La fièvre.
Le chauffeur, un vieux Black, au début il se marrait. Là, avec ce mignon sur mon épaule. Puis il s’est plus marré. Il a bien vu qu’il allait pas. Qu’il était gris dans les réverbères. Qu’il était cerné. Qu’il respirait pas bien. Qu’il suait comme une calebasse. « Baisse Coltrane », que je lui dis. Une misère de baisser Coltrane. Mais je sentais bien que ça le fatiguait… La beauté, hein… Ça pompe tout…
— Que tu dis !
Et puis, le chien, aussi, il aimait pas Coltrane…
On descendait toute la 7e. On avait rencard avec Luis dans un hôtel minable, dans Chinatown, pas très loin de Clinton Street dont on parlait. C’est un médecin avec qui j’aurais dû avoir rencard. Mais là, je savais pas. C’était une grosse fièvre, pour moi. Un coup de merlin, mais pas du définitif. Une grosse fièvre, quoi…
Du bateau, j’avais tout réglé avec Luis. Pour les papiers, la succession, l’argent, les contacts. Il était malade, déjà, alors je me suis gaffé.
J’ai demandé un hôtel.
Discret.
On allait bien voir.
Luis, je l’avais bien pratiqué, du temps où je faisais les aller-retour sur Haïti. On était bien en affaires. Réglo. Pas trop gourmand. Il prenait plus son pied à monter des trucs solides qu’à se faire un max. Le petit, là, il fallait qu’il retrouve un peu sa dignité. On lui avait tout pris.
— Mais t’as pas dit où tu l’avais trouvé, il… Et puis il s’appelle comment ?
— T’étais pas là la dernière fois… Tu vas vouloir qu’on résume pour tout ?
— Ah, ba non… Là, je sais bien… Mais, moi j’aime bien les petits, alors, un minimum… Hein…
— C’est un que j’avais ramassé au Passage du Nord-Ouest. À Igloulik. Il faisait la pute pour bouffer et pouvoir dormir près d’un brasero. L’hiver, là-bas, c’est -30.
Et pis son nom, c’est pas important.
— Y nous l’a pas dit.
— Reprends.
— Ouais… On roulait. Enfin, comme on pouvait. C’était l’heure où ça rôde encore. Les grosses caisses noires, les taxis. Des piétons dans tous les sens. J’avais l’impression de zombies tellement que je commençais à m’en faire et que ça n’avançait pas.
La ville était noire. C’est fou comme cette ville est noire, dès la tombée du jour. Y a tellement de lumières, à gauche, à droite, en haut, en bas même, que le moindre trou, la moindre faiblesse lumineuse vous montre à quel point cette ville est une cave, une grotte. Dans son essence, je veux dire. Tous ces néons, ces flashs, ces projos sont là juste pour pas te foutre les chocottes. Que tu saches pas où tu es pour de vrai… Dans une fourmilière, une ruche, pleine de cruauté et de loups. Une ville italienne de cent mètres de haut.
Et nous on était là-dedans. Avec lui qui suait. Qui poussait des gémissements maintenant. Ses cheveux qui étaient collés.
Je dis au Black de faire au plus vite qu’il peut. Mais on y était déjà. On était au bord de Chinatown.
Peut-être le Nouvel An chinois, peut-être autre chose, au-delà de Broadway on ne peut pas continuer. La foule.
« Je vais pas plus loin », qu’il me dit. « C’est juste là, à cinquante mètres, Cortland Alley. Le néon vert, là, au coin. » « Salaud, tu vois pas qu’il peut à peine marcher ! » « C’est pas mon problème… Moi, je rentre pas là-dedans avec mon taxi. Ça fait 30 dollars. »
Le gros connard. Y’avait pas le petit, je le massacrais. Je lui file sa tune. On s’éclipse.
Donc, je le tire du taxi. Le chien suit.
5
Il avait enflé, on aurait dit.
Il se tenait presque plus sur ses jambes.
Je le portais plus qu’il ne marchait.
Le chien, il sentait bien que c’était carabiné. Il restait tout à côté de nous. Des fois, il lui jetait un coup d’œil de chien, la truffe en bas. Moi, j’en pouvais plus de le soutenir comme ça. De le tirer, presque. Alors, comme un sac de vieilles fringues, je l’ai balancé sur mon épaule. Au passage, son bras a donné un coup sur la tête d’un jeune. Je me suis fait pourrir. Mais j’en avais rien à foutre.
On s’est remis en marche. À fendre les dragons, les lions, les filles en lamé d’or. La musique des fanfares, les pétards, les sirènes, les airs d’Asie, les odeurs de bouffe, les voix, les voix et les rires. C’est long, cinquante mètres, à contre-courant d’une parade, au Nouvel An chinois, à New York.
Le chien, il s’est fait marcher sur la patte.
Moi, bousculer plus d’une fois.
Mais on arrive.
Bouddah Hotel… Ça ne s’invente pas…
Dans l’entrée, heureusement, une chaise.
Je dépose mon paquet.
Il était dans les vapes.
« J’ai réservé », que je dis. L’employé me baragouine un truc en chinois. Je répète mon nom. Encore. Je commence à mouiller un peu, là… Et puis, non, ça va… On se comprend. Il me file la clé. Il regarde bizarre le gamin. Genre suspicieux. Je lui fais un signe international, mon poing qui tourne devant mon nez. Il se marre en chinois, mais là je comprends. J’insiste pas, reprends mon fardeau, monte dans l’ascenseur. Au dernier moment, il avait bien vu le chien, et commencé à gueuler un truc mais j’ai fait semblant, la porte s’est refermée et nous sommes montés, tous les trois, au quatrième.
Au quatrième, un gros type avec deux mousmés prennent ma place. Visiblement il s’était fait dégorger le poireau.
Les filles nous reluquent. Elles se marrent pas, elles. Elles ont bien compris qu’un drame se joue. Elles ont même un petit mouvement d’hésitation, au cas où ce soit contagieux… C’est vrai… C’est peut-être contagieux, ce qu’il a. C’est pas forcément un mal du dedans… Mon habitude de ne pas penser à moi. Ça se trouve, dans pas longtemps je suis comac… Le mal est fait de toute façon.
Chambre 23.
Je le pose en appui contre le mur.
Il n’a plus l’air conscient.
Il s’écroule.
Je peux pas le rattraper.
Mes muscles sont tétanisés.
J’arrive tout de même à ouvrir la porte. Allumer. Je jette un coup d’œil. Le lit est juste là.
Je le prends sous les aisselles. Il y est brûlant. Pire encore que tout à l’heure, il me semble.
Je le tire. Le fous comme je peux sur le lit.
Et tous ces putains de cons qui font un barouf du diable. J’essaie d’ouvrir tout de même la fenêtre, virer les remugles de sperme froid qui restent accrochés aux murs délavés. « C’est pourri, ici. »
Je file à la salle de bain. Il n’y a pas de serviette. Ni rien qu’un bout de savon.
Un drap du lit et un coup de couteau.
J’en prends un bon morceau. Le trempe au lavabo. Et l’applique sur son front.
Son visage est comme tuméfié, maintenant. De gris, tout à l’heure, il est rouge, enflé. Pas bouffi mais plus plein qu’à notre départ, maigre de mal nutrition qu’il était.
Il ne réagit pas au froid de l’humide.
Je commence à flipper.
Faire tomber la fièvre.
Qu’il reprennent conscience.
Je le fous à poil.
Il n’a pas grand-chose sur lui.
Il est maigre. Comme un à qui on a recollé des bouts d’allumettes. Son sexe semble énorme comparé.
Il chlingue. Il est complètement abandonné.
Je le tire sous la douche.
Le chien vient s’asseoir près de nous. Il n’en perd pas une miette, la queue bien posée par terre.
Heureusement, il y a de l’eau chaude. Je la mets à peu près à température de son corps. Et je le mets dessous. J’en profite pour le frotter avec le bout de drap. Le décaper avec le bout de savon et faire tourner le sang.
On reste longtemps comme ça.
Moi, comme à le caresser maintenant.
Lui, à toujours pas être conscient.
Je sens que sa température a chuté. C’est pas idéal, mais c’est beaucoup mieux.
J’ai un petit peu refroidi l’eau.
Je suis aussi trempé que lui. J’aurais été moins con de me déshabiller.
Je commence à désespérer de le voir revenir à lui. On va pas rester sous cette douche toute la nuit.
Je lui file une claque. Une autre. Une autre encore, un peu plus forte.
Une quatrième ?... Non… Le voilà… Il redresse la tête. Il revient à lui…
Le chien s’approche et lui lèche une main.
6
— J’ai soif.
— Mirette ! La même chose !
— C’est le jeune, qui dit ça ! Pas moi… Mais c’est pas une mauvaise idée quand même…
Le jeune, il dit ça. Ça tombait bien il était sous la douche. Je ne sais pas s’il s’en était rendu compte.
Je lui fais une écuelle avec ma main pour recueillir l’eau qui tombait du pommeau, tout là-haut, qui glissait dans ses cheveux, sur son visage.
Et il commence à boire. Longuement, lentement… Comme un qui a traversé le Kalahari.
Et puis encore.
Et puis encore.
Et là, je vois qu’il se met à pisser. Je le vois parce qu’elle est presque noire, sa pisse… Brune… Du brou de noix sa pisse. Du goudron.
Et il a un frémissement.
Il est serré de l’intérieur…
Ça se voit.
Il n’a pas mal, mais il y a quelque chose en lui qui réclame. Qui réclame l’oubli.
Il s’est arrêté de boire.
Il me regarde.
Il semble revenir d’une longue absence. D’un long voyage.
Ses yeux sont clairs. Du bleu des glaces et des brumes.
Ils sont bien plus grands que des soleils de minuit. Bien plus glacials aussi. Ils sont ouverts dans son visage. Ouverts dans son crâne, plutôt.
Son crâne qui se marre, là, à fleur de sa peau. Son crâne comme la mort rouge, qui danse sur les arrêtes de la coupole de son front.
Ses lèvres exsangues. Parcheminées.
Ouvertes elles aussi sur une haleine acide.
Ouverte dans ce visage disparu.
Bouffé par la maladie.
Bouffé par la maladie des hommes.
Bouffé par les hommes.
Une pauvre épave de rien. Aussi polluée que l’est le passage du Nord-Ouest.
Aussi bassement fonctionnelle que le sont ces lieux sans femme.
Oublié, là, mon petit.
Oublié et seul, avec juste moi.
Moi, dont il prend le bras. C’est son premier effort depuis longtemps.
Il me prend le bras et il s’arrête de pisser.
Ça pue. Comme un Viandox qui aurait trop attendu.
Il me fait pitié.
Bouffé comme il est, et qu’il s’en rende compte, maintenant.
« Bois encore », je lui dis. Il boit.
Le chien, il avait reculé. Les animaux, ça n’aime pas la mort. Ils ne peuvent rien contre elle. Ils le savent. Il est allé à côté.
Il nous laissait, là, tous les deux.
Avec les yeux du jeune qui me disaient « Je vais crever, hein, je vais crever ? »
Comme ça… Sans peur. Sans agressivité. Un constat.
Comme un qui voit le soir tomber.
Un avion passer.
Une femme cueillir une fleur.
7
— Va falloir passer à Louisiane bientôt…
— Je finis juste ça, Louisiane… J’abuserai pas…
— Je sais… Ce n’est pas ton genre… Finis ton tour tranquillement…
— Le jeune, il me dit ça… Dans les yeux… Serein… Comme s’il se parlait à lui-même…
À moi, il le dit…
Et il me bouleverse…
J’ai envie de tout lâcher, toute ma vie je veux dire. Lâcher toutes ces années pour le prendre dans mes bras, lui donner la moitié de celles qui restent… Le serrer comme un citron pour en faire sortir le mal acide qui le ronge. Me coucher sur lui pour lui donner ma chaleur. Ne pas rester dans l’impuissance… Recréer cette vie détruite pour rien. Lui donner une chance de plus…
Lui, il voit que je vacille.
Il se redresse un peu.
« Tu me fais crever de froid et de faim… », il me dit… J’ai l’impression qu’il se marre… C’est la gêne… Il comprend plus que moi, maintenant.
« T’as raison, gamin… T’as raison… Viens. »
Je le prends sous les bras, le soulève.
Il est déjà plus vaillant que tout à l’heure. Il pousse un peu sur les jambes. Sa fièvre est tombée. Rien n’est résolu, mais il va un peu mieux. Chaque instant de gagné est une victoire.
Je prends le bout de drap qui reste pour le sécher pendant qu’il est en appui sur le chambranle.
Puis je l’amène dans le lit.
Sous la couverture.
« Dors un peu… Je vais te chercher à bouffer ».
« Mon dernier repas », qu’il me dit.
8
- Vas-y Louisiane… C’est tout pour ce coup.
- Il va s’en tirer ?
- Ah, ben, tu verras…
- Te connaissant, ça m’étonnerait… Tu ne fais pas dans le mirliton.
- La pire c’est La Jugenfrau.
- Vous verrez tout à l’heure. Je vous réserve un sacré truc.
- Vas-y Louisiane…
- Je vous avais laissés à l’entrée de l’Hôtel de Grémantes. Et vous vous souvenez qu’il y avait une foule assez conséquente invitée à ce bal. Mon carton fût à peine contrôlé. J’aurais très bien pu leur présenter ma carte de bibliothèque. Il est vrai que leurs faciès n’incitaient pas à l’espièglerie.
« …La