Je n’avais pas allumé la radio.
Je voulais le bruit du moteur.
Le bruit des roues sur l’asphalte.
De l’air qui siffle sur la carrosserie.
Des dépressions battant la tôle quand je me faisais doubler ou que plus rarement je doublais moi-même un camion faisant route pour la Pologne, l’Ukraine, ou la Finlande.
Je ne voulais personne d’autre que moi et le temps dans l’habitacle.
Sentir se dérouler chaque tour de roue. Sentir le vide se rétrécir à chaque phare croisé, dans cette nuit qui m’était douce ; dans cette vie qui prenait fin pour laisser la place à cette autre que je sentais frémir au bout de cette autoroute.
La nuit était au cœur d’elle-même. À l’heure où elle ne veut plus de nous.
À l’heure des mystères.
Mes yeux étaient lourds.
Je ne voulais pas m’arrêter.
Il me fallait m’arrêter.
Boire un café. Manger.
Je m’arrêtais.
La cafétéria était presque vide. Un chauffeur aux épaules voutées sortait des urinoirs. Un couple somnolait sur une banquette, une tête sur l’épaule. Un homme en cuir bleu consultait une montre à l’effigie de Jésus Christ.
Derrière le comptoir, une jeune femme soulageait la fatigue de ses jambes en essuyant des verres.
— Bonsoir.
— Bonsoir.
— Que dit-on à cette heure de la nuit ?
— On ne dit plus rien. On ne devrait rien dire… Que voulez-vous que je vous serve ?
— Un double, s’il vous plait. Bien serré.
— Vous avez de la route encore ?
— Je monte sur Paris.
— Vous y serez au levé du jour…
Elle se tourna vers le percolateur. Mon regard glissa de sa nuque à ses fesses. Paresseusement. Comme on relève un paysage.
Je n’avais pas dû être très discrète. Elle me lança un sourire par-dessus son épaule et nota ma légère confusion.
— J’ai l’habitude, vous savez… Seulement ce sont les hommes, pas les femmes…
— Vous êtes jolie et suis fatiguée…
— Merci… Ne vous excusez pas… Tenez, votre café.
— Vous avez quelque chose à manger, encore, à cette heure ?
— Il me reste, ne riez pas, un croque-madame… Je vous le fais chauffer.
— Faites-le chauffer, oui…
— Tenez…
— Merci… Vous savez, ce n’était qu’un jeu…
— Oui… Je l’ai senti… Ce n’est plus l’heure des choses légères. Si vous roulez si tard et encore plus tard c’est pour un motif qui ne supporte pas la légèreté…
— Oui… Je vous offre une cigarette ?
— Finissez de vous restaurer, nous irons la fumer dehors.
— Vous n’avez pas peur, toute seule ici, la nuit ?
— Non… Je ne suis pas vraiment seule, et les gens ne sont pas agressifs à cette heure… Moins qu’à d’autres… Vous allez à Paris, alors ?
— À côté, oui…
— Je n’y suis jamais allée… Tout le monde va à Paris…
— Mais pas vous… Vous êtes du mauvais côté de la route.
— Ce n’est pas très important. Je regarde les histoires se faire ou se défaire… Vous-même ?…
— Je vais rejoindre une amie.
— Une amie vous fait rouler toute la nuit ?
— Vous avez raison… Ce n’est plus une amie… C’est un peu plus, maintenant.
— Elle doit être jolie.
— Je ne sais pas…
— Vous ne savez pas ?
— Non, je ne la connais pas.
— C’est un peu plus que votre amie… Vous connaissez son nom ?
— Non plus…
— Je ne comprends pas… Peut-être vous êtes-vous parlé au téléphone ?
— Non… Non, je ne connais pas le son de sa voix.
— Mais… Expliquez-moi…
— Nous nous sommes écrit… Nous nous écrivons depuis des mois… Je ne la connais pas, mais il me semble que je ne connais personne mieux qu’elle…
— Vous vous envoyez des lettres ?
— Oui… Des emails…
— Vous savez où elle habite exactement ?…
— Non… Je ne connais pas son adresse non plus… Seulement que sa maison est près de Paris.
— Vous ne connaissez pas son nom, ni son visage, ni sa voix, ni son adresse… Je suppose que vous ne connaissez ni son âge, ni sa profession… Peut-être ne connaissez-vous même pas son histoire…
— Mais pourquoi ?… Pourquoi êtes-vous partie la rejoindre si vous ne savez pas qui elle est ?
— Parce qu’elle m’a envoyé un message, tout à l’heure. Un message avec un seul mot. Un message qui me disait : « Viens ! ».
- Il est arrivé à mes oreilles épanouies que Mademoiselle Virginia parlait de moi sur certains réseaux sociaux... Non, non... Je vous en prie, Mademoiselle Virginia... Laissez-moi finir, je vous en prie. Je ne m'en offusque point... Je respecte en tout vos choix et décisions... Ainsi que ceux de Mademoiselle Léna, bien entendu... Mais... Comment le formuler ?... C'est une chose toute simple... Ma curiosité en a été éveillée... Éveillée à l'identique de ce phallus raide et volontaire à votre service lorsque lui réclamez ses hommages... Aussi... Si ce n'est pas trop vous demander... Si, par votre réponse, vous ne me flattez pas trop... Pourriez-vous... Auriez-vous l'amabilité de me faire part, en substance, juste en substance, du contenu global de vos propos à mon endroit ou mon encontre ?
- Martin... Je ne cesse de vanter tes qualités...
- Mademoiselle me flatte déjà trop...
- Je ne te flatte pas, Martin... Je le dis comme je le pense... Pour les résumer, je clame à la terre entière, aux milliards de personnes qui pourraient me lire, que tu es l'Homme Idéal...
- Avec des majuscules ?!!! Mademoiselle !!! Je...
- Si, si, Martin... Je le maintiens... Et beaucoup de femmes m'envient de t’avoir à mon service. Furieusement jalouses, elles me reconnaissent, par là-même, comblée... Des qualités rares... Uniques, regroupées ensembles comme elles le sont chez toi.
- Mais, Mademoiselle... Enfin... C'est beaucoup trop... Je n'ai pas de qualité particulière...
- Mais bien sûr que si, Martin... Veux-tu les connaître ?
- Je ne sais pas, Mademoiselle Virginia... À moins que de les connaître me permette de servir encore mieux Mademoiselle...
- La première de tes qualités est la soumission.
- Mais, Mademoiselle, ce n'est absolument pas soumission de ma part que de respecter les désirs et volontés de l'être christique que vous êtes !
- La deuxième de tes qualités est la docilité.
- Ah, Mademoiselle Virginia... Ce que vous prenez pour de la docilité n'est qu'un accord profond de toute ma personne avec les choix et actions de la personne éclairée que vous êtes !
- Et enfin, tu es compétant.
- Pour cela... Disons que, doté comme je le suis de ce cadeau de la Généreuse Nature, il serait d'une tristesse infinie que je ne sache servir Mademoiselle à ses transports quotidiens les plus profonds.
- Voilà, en trois mots, tes qualités, Martin... Qualités que toute femme désirerait trouver réunies chez un homme.
- Vous m'en voyez profondément honoré, Mademoiselle Virginia. Honoré de vous plaire, et honoré que vous daigniez m'en faire part, sans crainte que j'en tire avantage... C'est peut-être de cela dont je serais fier... Mais... J'ai tout de même une dernière question... Veuillez, par avance, me pardonner ce léger accès de vanité, mais... Que disent de moi, toutes ces femmes ?...
Le goéland glisse dans le vent balayé de tamaris.
Je m'assieds sur le lit.
Mes mains sur mes cuisses, des frissons parcourent ma peau bleue.
Mes épaules, corniches au-dessus de mes seins, sont lasses de t'attendre.
Rien ne me dit plus rien que l'amour perdu.
La louve allaite ses petits.
J'ai soufflé toutes lumières.
Après-midi de janvier morne, morne comme morne, morne comme haine.
La haine qui m'emplit.
Si tu viens, là, tu ne seras plus...
Mes reins calés dans mon pyjama. Les coussins du fauteuil.
Ailes noires des freux, pattes couvertes de boue, tournent. Galaxies aveugles.
Je me complais dans la misère de mon corps pour mieux en sortir.
Je me regarde de dedans et me déteste.
Tu serais là, je te rejetterais. Il me faut toute cette putrescence de moi pour aimer.
Il me faut me haïr.
Haïr la moindre goutte de moi qui, encre noire dans l'eau de pluie, fait un soir d'ouragan, d'extermination.
Mon corps est vide. Il va vers le néant. Mon cœur est plein. Il tourne. Il tourne plein de haine de ma haine.
Farouche ! Farouche contre qui veut me guérir ! Farouche aux yeux de forge !
Forge qui forge, forge qui fond.
Que personne ne vienne !
Laissez-moi être ! Je hais ! Je suis !
La louve allaite ses petits.
[...]
Le silence règnait...
J'allais dans la cuisine, le salon, jettais un œil dans le jardin. Personne... Absolument personne. Non plus de Léonard. Pas de voiture.
Mon sexe me brûlait, mais décemment pouvais-je risquer quelque chose ? M'enfermer dans les toilettes, cette fois réellement, pour me masturber ? Mon Dieu que la tentation était grande ! Je voyais ma vulve devant mes yeux, qui m'appelait, qui tirait mon ventre, ma poitrine, pour que je me lève et aille la satisfaire. Je le voulais. Tout mon corps le voulait. Mes jambes me manquaient. Tout était urgent et dur.
Alors, je retournais à la fenêtre pour être avertie d'un éventuel retour, et là, presque affalée sur le rebord de la tablette, au dessus du radiateur qui dégageait ses mains de chaleurs, je glissais les deux miennes sous ma jupe et me fis jouir à m'en couper les jambes.
[...]
Sur les draps de soie, le soir se saoule au soleil de septembre sur les seins lisses de sereines félines.
Sœur des sampans, sœur des soupirs, fourant sur et sous ces sexes sans surprises,
En saveurs, en flaveurs, sel et sucre sans acide amer, rêvant d’amour en lassant les sens, elles offrent leurs satines faveurs
À des coups de triques et de queues, courtes en caprices, castrées par principe.
J’étais à l’orée d’un désert.
Devant moi, une étendue de roches et de sables ocre-rouge.
Derrière moi, un motel abandonné.
Sous mes pieds, la route qui, à droite comme à gauche, ne menait en ligne droite qu’à l’infini.
Il faisait extrêmement chaud. Une chaleur comme un bloc de porphyre éclaté.
Le Soleil faisait rougir ma peau. Je voyais mes mains comme si je les avais trempées dans la cuve aux cochenilles de ma grand-mère lorsqu’elle teintait les rideaux de sa chambre.
Mes souliers étaient couverts des plumes et du sang d’un grand oiseau mort à côté de moi.
J’étais absolument seule, mais je ne ressentais ni l’abandon, ni la solitude. Juste une impression de calme. De plénitude. Comme la certitude de vivre un moment éternel.
Je relevais les yeux. Au loin, au bout de la plaine désertique, avant les Rocheuses, un lac que je n’avais pas encore remarqué. Un lac calme, sombre et profond. Un lac où je plonge mes pieds endoloris par la marche sur les cailloux tranchants. Un lac rouge maintenant où flottent les plumes du grand oiseau blanc.
Non… Non… Il ne faut pas avancer… Il faut rester sur cette berge calme et solide… Ne pas avancer plus avant dans ces eaux séductrices et rassurantes, douces et imprécises comme des caresses, profondes comme des oublis…
Non… Non… Il ne faut plus avancer.
L’eau m’arrivera à la taille… L’eau sera douce… L’eau sera chaude…
m’appelle… Pourquoi ne m’arrêté-je pas ? Pourquoi ne me suis-je pas arrêtée ?...
me serais-je arrêtée ?... Oui, pourquoi me serais-je arrêtée ?...
si je ne me réveille pas, cela continuera-t-il ?
-je à ressentir ces petites vagues qui voyagent, perdues, affolées, sous ma peau ? Continuerai-je à ressentir ces petits chatouillements au bas de mon ventre ? Comme une démangeaison agréable que je voudrais soulager, mais qui s’accentuent, qui s’accentuent doucement au fur et à mesure qui j’y frotte mes doigts inexpérimentés.
doigts qui, s’ils n'en savent pas la finalité, savent le moment et comprennent vite que telle pression est plus agréable qu’une autre, que telle fréquence est plus agréable qu’une autre, que tels endroits sont plus agréables que d’autres, et que la somme de tous ces endroits agréables, de toutes ces fréquences agréables, de toutes ces pressions agréables fait que toutes et tous, à l’envie d’eux-mêmes se découvrent, s’unissent les uns aux autres et forment un concept, une idée plus grande que chacune de ses parties mises ensemble.
doigts n’ont plus alors de fonction propre… Je veux dire qu’ils n’en ont plus qu’une, qui n’est pas une fonction parmi d’autres, ou plus importante que d’autres… Non…
le reste a disparu… Tout a disparu, à part ces deux trois mouvements appris sur le vif d’une religion oubliée qui font de mon corps un corps immense, gigantesque, galactique… Qui enfle à dévorer les mondes, qui se dilate à n’être que le monde.
Je ne me souviens plus exactement à quel âge je l'ai rencontrée.... Sept ans... Huit ans... Peut-être neuf... Huit ans, plutôt.
Cette rencontre fut provoquée par un fait précis, particulier... Un moment bien défini dans le temps, mais un moment qui n'avait pas été borné par d'autres expériences, d'autres développements, et qui, longtemps, était resté seul, sans même de remémoration... Comme une singularité présente… Et puis absente…
Jouant avec d'autres enfants, je m'étais cachée dans un arbre... Un vieux chêne noueux, facile à escalader, plein de recoins, de branches maniérées comme des doigts de vieil homme, d'odeurs, d'insectes colorés, de mousses... De mousses, en cette saison, tièdes, humides, épaisses comme des fourrures, odorantes comme des fruits.
Ma position, en Amazone, à une certaine hauteur, me donnait un semblant de vertige, d'inquiétude. Je passais alors une jambe devant moi pour me retrouver à califourchon sur la solidité du vieil arbre, assise sur un carré de vert coussin particulièrement régulier, doux et épais. J'étais en jupe. Je n'avais que ma culotte entre cette virile tendresse et ma vulve.
Je ne me prêtais pas attention ; j'étais toute à l'excitation du jeu, à mes camarades que je voyais passer sous moi, aux cris qu'ils poussaient, à mon invisibilité. Pour me maintenir, j'avais saisi la branche des deux mains ; et, sans attendre, sans m'en rendre compte, mes bras étaient devenus des leviers par lesquels, inconsciemment, je pratiquais de petites reptations d'avant en arrière qui entraînaient un frottement de mon sexe contre ce qui devenait la douce et ferme verge de l'arbre.
J'éprouvais du plaisir. Un plaisir que je ne reliais ni à ma position, ni au frottement ; un plaisir que je ne reliais même pas particulièrement à mon sexe ; un simple plaisir qui grandissait, grandissait, partant vaguement d'une zone chaude au haut de ma fente pour irradier en frondaison dans tout le bas de mon ventre ; un plaisir qui m'étouffait un peu maintenant, ne sachant, alors, marier ma respiration à ce prototype de plaisir sexuel que je ne nommais pas, que je n'identifiais pas, mais qui était de plus en plus agréable et de plus en plus maître de mon corps.
Je continuais à me masturber - car, bien que n'en ayant nullement conscience, c'était bien ce que je faisais - quand ma cousine, au pied de mon partenaire, leva la tête, me vit, et dans l'excitation du jeu, me fit interrompre, sans que je n'en éprouve le moindre regret, la moindre frustration, ce qui aurait peut-être été mon premier orgasme.
Cela fut ma présentation à ma vulve. Non pas la présentation de ma vulve à moi, mais bien le contraire, car, depuis, elle n'a cessé d'être ma plus fidèle maîtresse...